Klonaris/Thomadaki
Un méta-art corporel

Entretien avec Jacques Donguy (suite)



J.D.: Votre insistance sur le miroir?

M.K.: C’est tout d’abord la pellicule comme miroir, l’autoportrait filmique, photographique. Le double autoportrait du double auteur, se répercute dans les doubles et les miroirs qui inondent nos espaces de projection. Le double autoportrait s’élabore initialement dans La Tétralogie corporelle, pour céder graduellement sa place à une série de figures-miroirs. Donc des figures sur lesquelles nous allons faire un transfert en quelque sorte, et qui seront sémantiquement nos doubles. Avec nos figures-miroirs la citation et la réappropriation prennent un caractère tout à fait particulier, qui n’a pas d’équivalent dans les démarches typiquement postmodernes qui y font systématiquement appel. Ces emprunts, ou ces matérialisations, qui proviennent du patrimoine artistique ou d’archives médicales, sont mis en scène et ritualisés à l’intérieur d’environnements qui semblent émaner d’eux. Le buste de fillette dans L’Enfant qui a pissé des paillettes, la statue de l’Hermaphrodite endormi du Louvre, Orlando de Virginia Woolf, la dormeuse et le robot de Métropolis de Fritz Lang (Le Rêve d’Electra) et surtout la photographie médicale d’hermaphrodite qui apparaît dans Le Cycle de l’Ange à partir de 1985. C’est elle qui va se substituer à nos visages et qui va occuper la place de l’autoreprésentation, comme un autoportrait virtuel. 

K.T.: Nous ne connaissons pas d’autres cas d’artistes qui pendant presque quinze ans ont travaillé sur une seule image trouvée. La force de cette photographie, de ce corps, a rendu possible ce voyage. C’est une figure absolument emblématique d’intersection. Avec elle dès 1985, nous avons touché la question de l’intersexualité, une question qui, à l’époque, ne faisait pas partie des préoccupations des mouvements qui militaient pour les identités sexuelles. L’intersexualité devient une revendication sociale aux Etats-Unis, vers le milieu des années 90 dans la mouvance des gender politics. Nous avions déjà travaillé sur l’hermaphrodite mythologique ou alchimique au début des années 80, mais la question de l’intersexualité arrive avec cette figure que nous avons nommée “l’Ange”. C’est très différent du travestisme, que les artistes corporels avaient déjà exploré. La différence avec le travail sur le travestissement de Journiac ou de Lüthi, ou même de Duchamp et de Warhol, c’est que chez eux on est en face d’un homme qui se travestit en femme, ou, dans le cas de Claude Cahun, l’inverse. Il y a ce passage d’un sexe à l’autre. 

J.D.: Et Molinier.

K.T.: Molinier, bien sûr. Molinier se situait plus du côté de l’hermaphrodite, son phantasme était de combiner la puissance sexuelle et jouissive des deux sexes. Mais nous, nous prenons un cas clinique d’intersexualité. Une personne qui a réellement existé et qui en elle-même se trouve entre les sexes. C’est une tout autre situation. Parce que là, ce qui est mis en question c’est le sexe constitué, les catégories sexuelles constituées. Ce n’est plus un glissement de l’une à l’autre, ni une synthèse phantasmée des deux, mais une réelle contestation des catégories elles-mêmes, ce qui provoque l’ effondrement d’un fondement biologique et social. C’est pourquoi nous considérons cette figure comme emblématique. 

M.K.: Les jumeaux conjoints (Désastres Sublimes) le sont aussi, sur un autre plan. Dans les deux cas il s’agit de “monstres”, non plus mythologiques, ni phantasmés, mais bel et bien incarnés. Et le “monstre” c’est ce qui met en péril les constructions biologiques et sociales que l’on a classées sous la catégorie de la “normalité”. Plutôt que de repousser les exceptions dans la marge, il devient nécessaire de réexaminer la pertinence de l’ensemble de ces constructions. Nous avons lu quelque part qu’une branche de la biologie qui se développe beaucoup actuellement, notamment aux Etats-Unis, c’est ce qu’on appelle “the biology of rarity”, la biologie des raretés. Il y a aussi tout un intérêt récent de la sociologie dans les pays anglosaxons pour les corps “extraordinaires” et leur statut social du XIXe siècle à aujourd’hui. Donna Haraway parle de la “promesse des monstres” dans un monde où les hybridations de la nature avec la technologie nous obligent à redéfinir le “corps naturel”. 

K.T.: C’est en ce sens que nous pensons notre pratique comme un méta-art corporel. Car notre travail sur le corps est caractéristique d’une aire de transition. D’une part il se fonde sur les discours sociaux et philosophiques élaborés dans les années 70, principalement en France, des discours dont la radicalité n’a pas été surpassée, mais qui sont généralement évacués par le dit art technologique des années 80 et 90, dans un mouvement de marche arrière, où le technologique pulvérise le social. D’autre part nous nous interrogeons sur un passage longuement préparé, phantasmé et mythifié par les classes technologiques dominantes, notamment sur cette course vers un corps post humain

J.D.: En même temps vous brassez les champs artistiques. Vous êtes prioritairement identifiées comme “cinéastes expérimentales” et comme artistes d’installations. Mais il y a aussi la photographie qui tient une place importante dans votre travail, qu’elle soit chimique ou numérique. 

K.T.: Certainement. Elle arrive dès le départ avec L’Enfant qui a pissé des paillettes et notre double autoportrait Tri-X-Pan Double Exposure en 1977. La tension entre image fixe et image mobile est fondatrice de notre pratique. Dans les années 80, avec Le Cycle de l’Ange, notre travail photographique prend une autonomie et devient assez central dans l’ensemble d’une pratique fondamentalement interdisciplinaire. Avec Angélophanies en 1987-88, nous procédons à une recherche inédite sur le tirage par contact. Et nous abordons la photographie numérisée et retravaillée sur pallette électronique, vers 1987. Par la suite toutes ces images, seront hybridées et mises en situation dans nos environnements des années 90. C’est là que nous allons élaborer des stratégies de “spectralisation” de l’image opaque par la lumière, surtout la “lumière noire”, et tenter la confusion entre image dense et projection [15]. Notre parcours photographique est tout à fait atypique. Il est impossible de le lire à travers les catégories trop rigides instituées par l’establishment photographique en France, qui est encore plus fermé que celui du cinéma expérimental, vu sa dépendance du marché. Il aura fallu attendre presque deux décennies pour que se légitime théoriquement la catégorie, plus ouverte, de “photographie plasticienne” et pour que les métissages et les hybridations des media, que nous pratiquons depuis plus de vingt ans, soient enfin reconnus en France à cause de leur généralisation dans les années 90! 

J.D.: Après le film, la photographie, la vidéo, le son et l’image numérique, pourquoi n’avez-vous pas abordé un medium interactif, comme le CD-Rom?

K.T.: Nous n’avons jamais adhéré à la déontologie de l’art technologique qui exige que les artistes participent de l’engouement autour de chaque nouvelle invention technique. Peut-être parce que nous manquons totalement d’opportunisme. Très engagées dans l’art technologique, nous avons toujours gardé une position de distance critique. Les techniques, nous les choisissons. Et nous les choisissons en fonction du déploiement interne de notre œuvre et au moment où elles nous sont nécessaires. En plus, en tant que dispositifs, elles doivent correspondre conceptuellement à l’œuvre. 

M.K.: Le CD-Rom est fondé sur une logique encyclopédique et ludique, qu’il faut détourner ou pousser à ses limites pour la mettre au service de la création. De ce point de vue, il représente un défi. D’autre part, à ce jour, et lorsque son déclin technique s’esquisse déjà à l’horizon, le medium continue à être assez limité notamment pour des créations fondées sur l’image en mouvement. Limité en termes de capacité de mémoire, donc en termes de durée, et de flexibilité. 

K.T.: Mais je crois qu’il y a aussi autre chose. D’habitude on met l’accent sur le caractère interactif de ce medium, sur les possibilités de participation qu’il offre au spect-acteur. Tout cela est très relatif. Car le cinéma, un medium réputé linéaire, peut provoquer des interactions beaucoup plus profondes et complexes, que celles qui s’épuisent au choix limité et mécanique entre quelques courtes séquences arborescentes. Pour nous, plus que l’interactivité, la constituante déterminante de ce medium est l’interruption. Une sorte d’obligation de zapper. C’est ce qui nous pose problème, car nous personnellement, nous aimons travailler avec le flux - le flux temporel de l’image filmique et vidéographique ou le flux spatial de l’environnement, ce qui permet au spectateur de “décoller”, d’entrer dans un autre état de conscience. Perry Hoberman, qui a réalisé une remarquable œuvre CD-Rom, disait que ce medium “tue le film”. Qu’en introduisant des films dans son CD-Rom The Subdivision of Electric Light, ils les tuait. 

M.K.: Pour le travail sur Les Jumeaux, la photographie numérique est un choix délibéré. Cela a commencé par des traitements de l’image sur copieur numérique pour finir par des traitements sur ordinateur, que d’ailleurs nous réalisons nous-mêmes, sans recours à un informaticien. Cette possibilité de variantes et de doublures à l’infini que nous offre cet outil, correspond au noyau conceptuel de l’œuvre, le corps/miroir, réel et virtuel, le corps double comme matrice.
 
(Propos receuillis par Jacques Donguy relus et complétés par M.K. et K.T.)
Paris, avril - juillet 1999
 


 Notes

[1] Dick Higgins, Essays on Intermedia, San Diego State University Press, U.S.A., 1997. Voir aussi Horizons: The Poetics and Theory of the Intermedia, Carbondale, IL, Southern Illinois University Press, 1983 et “Intermedia” dans Something Else Newsletter 1 #1 (février 1966).

[2] Voir catalogue Mutations de l’image à l’occasion des 2èmes Rencontres Internationales Art cinéma / vidéo / ordinateur à la Vidéothèque de Paris du 2 au 6 mars 1994. Editions A.S.T.A.R.T.I., sous la direction de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki.

[3] Double Labyrinthe X Double Labyrinthe, 1977

[4] L’Enfant qui a pissé des paillettes a reçu le prix spécial du jury au festival d’Hyères en 1977, un prix récusé par les artistes.

[5] Voir Jacques Donguy, notices, Collection cinématographique du Musée National d’Art Moderne, l’Art du mouvement, Centre Georges Pompidou, sous la direction de Jean-Michel Bouhours,1996.

[6] Voir catalogue Kurt Kren, Film Photography Viennese Actionism, Galerie Julius Hummel, Wien (Autriche), 1998, notamment les textes d’Hubert Klocker, de Robert Fleck et l’interview par Paul McCarthy.

[7] Maria Klonaris a participé à des esquisses d’actions de Gina Pane et a fait une maîtrise intitulée Douleur, blessures et sang dans l’œuvre de Gina Pane (Université Paris I,1978, Directeur d’études: Bernard Teyssèdre). Katerina Thomadaki a participé à l’action Rituel pour un Autre de Michel Journiac, Paris, Galerie Stadler 1976.

[8] Voir Katerina Thomadaki, “Théâtre et vidéo: une approche critique”, Montréal, Jeu, Cahiers de théâtre, printemps 1979.

[9] Voir le catalogue de Takahiko Iimura, Seeing, film et vidéo, rétrospective à la Galerie nationale du Jeu de Paume du 11 au 30 mai 1999, notamment le texte d’Iimura “Pour une sémiologie de la vidéo” p.20.

[10] La notion de “Cinéma élargi”, sans remonter à Abel Gance, est développée notamment dans FilmCulture - Expanded Arts, Special issue n°43, hiver 1966 (Expanded Arts Center, G.P.O. Box 1601, New York) sous l’appellation “Expanded cinema” dans un article consacré à un symposium du N.Y. Film Festival 1966, avec Ken Dewey, Henry Geldzahler, John Gruen, Stan Vanderbeek & Robert Whitman.

[11] Maurice Lemaître est l’auteur notamment de Le Film est déjà commencé? (1952)

[12] Voir Pour une Ecologie des media, catalogue des 3èmes Rencontres internationales Art cinéma / vidéo / ordinateur, sous la direction de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, Paris, A.S.T.A.R.T.I., 1998. 

[13] Pièces de théâtre montées: Electre de Giraudoux et Les Mouches de Sartre, Les Bonnes de Genet, Salomé d’Oscar Wilde, La Cantatrice Chauve d’ Ionesco, le Mystère d’Adam et Eve du XIème siècle.

[14] Collaborations avec des compositeurs: Berndt Deprez, Unheimlich III: Les Mères (1981) et Spiros Faros, Requiem pour le XXe siècle (1994).

[15] Notamment dans les environnements:Fictions. Un film, Galerie Nationale d’Athènes 1992, Théorème, Centre d’Art contemporain Ileana Tounta, Athènes1993, XYXX Mosaic Identity, Offenes Kulturhaus, Linz 1994, Archangel Matrix, Galerie Sculptures, Mois de la Photo à Paris, 1996.

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