Klonaris/Thomadaki
Un méta-art corporel

Entretien avec Jacques Donguy (suite)



J.D.: Pour revenir aux origines de votre pratique, quel est votre rapport au théâtre, que vous pratiquiez en Grèce? [13]

K.T.: A Athènes, notre dernière réalisation théâtrale, était Expérience I: Images de la vie quotidienne, en 1973. C’était une œuvre de laboratoire sur laquelle nous avons travaillé pendant plusieurs mois. L’espace du “jeu” était une boîte que nous avons fait construire à l’intérieur d’une salle polyvalente de spectacles, abandonnant ainsi la “scène”. Le public y était intégré dans une grande proximité physique avec les acteurs qui faisaient une série d’actions accompagnées de fragments de monologues, de souvenirs, de rêves. Il n’y avait qu’un lit, une table, une bassine d’eau, des ampoules électriques nues. Le climat général était très oppressif, claustrophobe et sans issue. Ces images de la vie quotidienne étaient pour nous le reflet de notre vécu de la dictature, de cette oppression immense qu’on traversait et que nous avions transposée dans une relation interpersonnelle d’un couple homme-femme qui s’adonnait à des relations d’une extrême violence. Les tentatives de destruction de soi ou de l’Autre se succédaient, interrompues par de vaines tentatives de rapprochement. A un moment par exemple, l’homme enveloppait la femme dans un drap, qu’il nouait et commençait à faire tourner en l’air pendant qu’elle hurlait. Plus tard il s’ enfonçait à plusieurs reprises la tête dans la bassine d’eau et restait longtemps dans cette position jusqu’à suffoquer presque. Ou bien il se brûlait lentement les doigts avec des allumettes.

J.D.: Et elle a été jouée plusieurs fois?

K.T.: Nous avions construit cette “expérience” à partir d’improvisations des acteurs, mais ça s’est avéré terrible à refaire. D’ailleurs l’expérience consistait justement à explorer la limite entre la vie et l’acte théâtral. A l’époque nous parlions de drasis ou dromenon, qui en grec veut dire “action”. Pour nous, c’était un acting-out de toute la violence morale que l’on avait subie, et c’est juste après que nous avons quitté la Grèce. Donc après cette expérience théâtrale liminale, où nous avions mis en question le texte, l’espace et le temps théâtral, l’“acteur”, la représentation, la mimésis.

J.D.: C’était proche du happening.

M.K.: En quelque sorte oui, mais c’était très structuré, c’était proche aussi de l’art corporel avec la notion d’épreuve physique comme élément de rupture. En Grèce nous étions au courant du happening, mais nous n’avions jamais entendu parler de l’art corporel. Et quand nous arrivons à Paris et que nous découvrons à La Hune la vitrine qui lui est consacrée, avec le livre de Lea Vergine Il Corpo comme linguaggio, c’est un choc. Nous connaissions tout le travail théâtral qui se faisait à l’époque autour du corps. En tant que metteur en scène, Katerina avait fait un premier séjour à Paris en 1972, grâce à une bourse de l’Institut International du Théâtre. Elle avait alors suivi un stage auprès de Luca Ronconi. Puis, nous avions eu la chance d’assister au Festival de Nancy en 1973. En Grèce, nous nous sentions extrêmement isolées. Nous faisions cavalier seul. Notre théâtre expérimental n’avait aucun précédent dans le pays. 

K.T.: A Paris, nous rencontrons aussi Bob Wilson en 1975. Dès que nous avons fait connaissance, il a proposé à Maria d’aller travailler avec lui à New York. Bien que très intéressée par son travail, elle ne l’a pas fait, car nous venions d’arriver en France, nous avions engagé des études supérieures et surtout nous étions juste en train de mettre en place notre propre création. La Lettre pour la Reine Victoria était un spectacle extraordinaire. A l’époque je faisais un D.E.A. en Etudes Théâtrales avec Bernard Dort, qui, en tant que fervent Brechtien, supportait mal Bob Wilson.

J.D.: Bob Wilson. On en revient aux recherches formelles. 

K.T.: Pas seulement. Car ce qui était si extraordinaire dans ce spectacle, c’était la place que Wilson avait donné à un garçon autiste, Christopher Knowles, le dialogue qu’il instaurait sur scène avec lui et la manière dont la structure de la pièce et son organisation formelle découlaient du rapport de Knowles au langage. 

M.K.: En 1976 nous avons conçu un projet qui répondait à Expérience I: Images de la vie quotidienne. Il traitait de la torture, un traumatisme collectif qu’il nous était nécessaire d’aborder de face. Nous avons réalisé ce projet avec le Collectif 010, un groupe d’amis, étudiants à Paris I, Saint-Charles. Cela a donné une action de trois jours, La Torture: mise en corps d’une interrogation / protestation / réflexion / dénonciation, qui a eu lieu à la Cartoucherie de Vincennes. Neuf actions individuelles étaient réunies dans le même espace au sein d’une création collective. Les limites du théâtre avaient définitivement éclaté. 

K.T.: Même si nous nous sommes déplacées du théâtre vers des formes d’art à médiation technologique, notre attirance pour l’action vivante se manifeste dans nos performances/projections. Nous avons initié le concept de la corporalisation de la projection, où l’acte de projeter devient une action et la salle obscure un miroir de la chambre noire du tournage. Nous sommes présentes sur les deux plans, celui de l’image filmique et celui de la salle de la projection, le corps-comme-langage se confronte à la projection-comme-langage. D’autre part la mise en scène des figures et des objets est une constante dans nos œuvres. Et nos installations-environnements ont hérité de la dimension scénographique. Les dispositifs de projection que nous concevons nécessitent souvent des aménagements spatiaux selon des plans architecturaux que nous élaborons. Car nous avons nié l’attitude du “spectacle total” qui consiste à confier chaque secteur de la réalisation à un spécialiste, ce qui maintient la séparation des champs artistiques. Nous prenons en charge la totalité des fonctions créatrices, de la conception à l’image et au montage, des plans architecturaux à la conception sonore [14]. Cette attitude synthétique mais fusionnelle fait que notre vision imprègne l’ensemble des composantes, et nous permet de créer entre elles des réseaux d’échos et de reflets.

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textes
Désastres Sublimes - communiqué de presse
texte de Christian Gattinoni

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