Klonaris/Thomadaki
Avant-regards sur un dispositif de personne

Bernard Teyssèdre


Le Rêve d'Electra, détail
 
Au fond de la salle, au centre, on voit deux femmes. Plutôt deux statues de femmes. Non pas des statues. En haut un robot féminin au masque un peu androgyne (ce n'est pas un hermaphrodite). En bas une dormeuse, ou une momie, couchée dans un cylindre comme dans un sarcophage transparent. Les deux personnages se ressemblent. Il ne serait pas exact de dire qu'ils ne font qu'un, pourtant c'est le même, ici plus fatigué, là plus angélique. Ce duo en miroir vient d'un film, Métropolis de Fritz Lang. C'est le moment où l'héroïne transfuse son âme au robot de métal qui deviendra son double. La scène, ici, n'est plus en noir et blanc. La dormeuse ou momie apparaît enrobée dans un tissu-linceul d'un rose tyrien, evec fines bandelettes d'azur. Autour du robot ces bandelettes sont largement espacées, et comme l'étoffe (non le corps) est phosphorescente sous la lumière noire, elles ressemblent un peu aux côtes d'un squelette. Cet ange, on croirait un spectre de Méliès. Il se tient obliquement suspendu, en un vol immobile au dessus du cylindre sarcophage, comme si le rêve de la gisante s'échappait vers son double. Et dans l'intervalle il est bien visible, ce rêve. Visible non pas aux mannequins d'un spectacle mais à leur spectateur. Car un diaporama est projeté sur l'écran. Que voit-on là rêvé?

Il faudra regarder de plus près. Auparavant on aura prêté attention à ce qui se passe hors du visible. La bande-son, diffusée sur quatre pistes, occupe tout l'espace. Deux voix féminines récitent par bribes une sorte de poème avec incrustations d'Eschyle et de Sophocle en grec ancien, en grec moderne, ou même en français. Il est question d'Electre. Non pas en sa relation avec Agamemnon, le roi-père immolé, ni avec Oreste, le frère vengeur, mais avec la mère coupable, Clytemnestre. Là-dessous on entend une musique ou bruitage qui a déformé les signaux morses, les craquements d'étoiles captés par la Nasa, un fracas amorti de machines, un contralto d'opéra. Ces sons ont été travaillés sur console à ordinateur, les notes longuement tenues ont été jouées sur synthétiseur, c'est la modernité! Cependant deux femmes parlent d'antiques tragédiennes en attente de mort.

Sur l'écran du diaporama l'on voit deux ou trois photogrammes de Métropolis, toujours les mêmes (le robot, la dormeuse), travaillées en surimpression avec effets de lumière éclectiques mais aussi de textures, la trame du papier, le grain des photocopies. Ou bien ce sont des lignes de lumière qu'on croirait abstraites, tracées par les réverbères et les phares d'auto dans quelque ville photographiée de nuit avec gestes rapides de la main armée de caméra. Ou encore deux femmes (ce sont Katerina Thomadaki et Maria Klonaris) se surimpriment l'une à l'autre, ou aux jets lumineux, ou à Métropolis. Ce rêve-là est économe en images. Le phantasme multiplie sa force de ses ressassements.

A gauche et à droite, mais en décalage de plusieurs mètres vers l'avant, deux moniteurs vidéo émettent des flash par saccades, hachurant des mains féminines qui attouchent le vide ou cherchent à se caresser dans un espace aveugle. Au dessus, deux images fixes sont projetées sur écran, les visages de Maria et Katerina. Les auteurs gardent le goût de la signature.

Que le rideau se lève! Ou que la porte s'ouvre! Il va se passer quelque chose, il le faut. Ce n'est pas pour rien qu'on vous a installé Electra et son double, la fée Electricité, ce pendu femelle. Etant donné 1) l'éclairage androgyne d'un ange sur sa momie, 2) le gaz interlope du rêve, il vous reste à fêler le Grand Verre. Cela fera un drôle de petit bruit. Peut-être entendrez-vous, au-dessous de la musique trop moderniste d'un Métropolis muet, le silence effaré d'une autre Electra, de la tragédienne en fiasco à l'instant où il lui faudrait dire d'antiques vers, elle ne peut plus, elle ne sait plus parler à la première personne, ni si elle est la personne ou n'est personne, Electra la même et autre, la Persona d'Ingmar Bergman.
 
Bernard Teyssèdre
Catalogue Klonaris /Thomadaki, Le Rêve d'Electra, Galerie Municipale Edouard Manet, 1987
et Art Press n°113, avril 1987

Toutes les photos sont réalisées par Klonaris/Thomadaki sauf mention contraire
Photo: Le Rêve d'Electra, détail

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Le Rêve d'Electra (entretien)

Photos: copyright Maria Klonaris/Katerina Thomadaki. 
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