Klonaris/Thomadaki

Désastres sublimes
Une beauté hors norme

Eurydice Trichon-Milsani


Désastres sublimes. Les Jumeaux, détail
 

Klonaris et Thomadaki nous ont habitué aux surprises. Chaque nouvelle œuvre qui sort de leur fabuleux laboratoire de formes est une porte qui s’ouvre vers un domaine inexploré de l’imaginaire.
Aujourd’hui encore, elles nous mettent devant une image inédite, susceptible de nous donner le frisson de l’inquiétante étrangeté. Intitulée “les jumeaux” cette image présente la photo d’un corps à deux têtes, deux siamois, un monstre. Le mot jumeaux conforme à la terminologie anglaise conjoint twins, libérée de connotation ethnico-colonialiste, a été préféré.
Le choc est grand devant ce couple soudé, insolite, ce caprice inimaginable de la nature. Le spectateur court le risque de devenir voyeur et juge. Trouble, aversion, sentiment de rejet auraient pu s’emparer de lui si l’image n’était que la copie conforme d’une réalité. Pourtant grâce à une démarche élaborée depuis des années qui tient à la transposition et à la métamorphose, le spectre étrange de ces jumeaux, au lieu d’être rejeté, devient pour le spectateur objet d’observation, d’accueil et même d’affection et d’admiration.
Car nous ne sommes pas ici devant une œuvre contemporaine ordinaire comme celles qui essaient de gagner à tout prix nos faveurs utilisant de manière abusive le choc de la surprise comme seul et unique attrait d’un art gratuit et foncièrement creux.
Klonaris et Thomadaki suivent depuis longtemps un parcours rigoureux et attachant par sa profondeur, sa qualité esthétique, sa charge émotive et sa troublante cohérence. Leur attirance pour le corps différent –hermaphrodite, ange, siamois, correspond à une interrogation sur l’identité, une longue quête sur les vérités secrètes de l’âme, un engagement social et même politique contre l’exclusion et les idées toutes faites.
Chez ces artistes, penchant de poète et intentions créatives arrivent à s’exprimer dans une recherche formelle qui n’arrête pas de produire de nouvelles images imprégnées d’une beauté essentielle et diachronique. Une vaste richesse visuelle, ancrée dans un patrimoine culturel universel, vient à l’aide  d’une création qui s’avère parfaitement actuelle.

“Nous ne sommes pas des artistes de la sensation” affirment-elles. ”Nous faisons une telle élaboration au niveau du regard que le spectateur se trouve en face d’un ensemble complexe d’appels…”
“Le "monstrueux"  est ce qui met en doute les lois fondatrices d’une société et d’une culture. Il met en crise les institutions. L'inclassable met en doute les classifications. Le corps monstrueux bouleverse l’imaginaire, se révèle merveilleux, extraordinaire...” 

A la rencontre de la photo initiale du corps merveilleux des jumeaux, les artistes avouent avoir eu un grand choc. Une élaboration conceptuelle a suivi qui a duré plusieurs années. Cette structure corporelle, fascinante et régulière dans sa difformité, couronnée de deux têtes expressives et ressemblantes, fut associée très vite à l’aspect des coquillages bivalves et symétriques offrant le spectre dédoublé du miroir. L’association de ces êtres quasi fictifs, crédibles seulement sur terre photographique - lieu de manipulations et d’alchimies en dépit et au détriment du réel -, avec l’élément marin, stimule l’imagination et  permet déjà des interprétations nouvelles. Les jumeaux participent à cette faune étrange et séduisante cachée sous l’eau où leur déformation pourrait même être perçue comme naturelle, “normale”.
Cette “normalisation” factice, qui n’enlève rien à l’idée du merveilleux et qui en somme est une forme d’acceptation suprême, s’effectue dans les images de Klonaris et Thomadaki grâce au graphisme de ces coquillages surimprimés dont la beauté fine et dentelée auréole et unifie la surface. Le tissu de l’image, riche en phénomènes plastiques est d’une préciosité de texture et d´effets visuels telle que la monstruosité des jumeaux s’ adoucit et s’éclipse en faveur d’une prouesse esthétique exceptionnelle.

Une astuce ultime de cette création est un détail presque imperceptible mais d’une importance majeure: les artistes introduisent leurs propres visages d’enfant à la place de ceux des jumeaux. Par ce truchement, elles font irruption dans l’espace de la fiction apportant à la photo déjà travaillée une vérité nouvelle. Les jumeaux deviennent ainsi le symbole du couple inséparable, de ce monstre à deux têtes dont parle Lawrence  Durrel dans sont fameux Quartette alexandrin. Klonaris et Thomadaki font partie de ces duos d’artistes dont la complicité intellectuelle, la complémentarité spirituelle et psychique au profit de la création tient du merveilleux. La dimension dialectique de leur travail est dû à la synthèse de deux éléments inhérents au tempérament de chacune: la rupture chez Thomadaki, le flux ininterrompu chez Klonaris.
Entre accident et permanence, sérieux et fantasque, surface et profondeur, mode et valeurs se situe donc leur poésie créée en commun qui, faisant l’éloge d’ une beauté hors norme, met en question nos goûts et nos habitudes, élargit nos horizons et libère notre besoin de démesure.
Eurydice Trichon-Milsani

Désastres sublimes. Les Jumeaux, détail
Toutes les photos sont réalisées par Klonaris/Thomadaki sauf mention contraire
Photos: Désastres sublimes, détails

Cycles d'œuvres
Photographies
Les Jumeaux
communiqué Désastres sublimes
catalogue Désastres sublimes
page d'entrée
textes
texte de Christian Gattinoni
texte d'Edmond Couchot
entretien avec Jacques Donguy

Photos: copyright Maria Klonaris/Katerina Thomadaki. 
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