M. VD.: Vous
avez déjà mis en scène une Electre en Grèce.
Considérez-vous que cette installation soit une nouvelle mise en
scène?
M. K.: C’est
plutôt une mise en écrans. Ou une mise en abîme. L’environnement
évoque des personnages, il y a des présences sur les images,
il y a des voix qu’on entend, mais cela ressemble plus aux cercles concentriques
de la surface troublée d’un lac. On n’assiste pas à une action.
On se promène au milieu d’images transparentes, immatérielles.
M. VD.: Ce que
vous proposez dans l’installation ce sont des déambulations de spectateurs
à l’intérieur de quelque chose qui est créé
par vous. Dans les pièces de théâtre l’acteur n’est
qu’un intermédiaire entre un texte et le spectateur, tandis que
là c’est un cheminement beaucoup plus à l’intérieur
de vous-mêmes...
K. T.: Oui, c’est
une dérive dans un paysage intérieur. Nous avons toujours
privilégié les images mentales. C’est d’ailleurs la raison
de notre glissement du théâtre vers le cinéma. Puis
nous avons eu envie de faire éclater l’image unique, de multiplier
les écrans, de revenir aux trois ou plutôt aux quatre dimensions,
de créer des dispositifs.
M. K.: Nos installations
sont des environnements tissés de projections. Ce qui nous passionne
c’est l’insaisissable de l’image projetée, cette fragilité
des apparitions, leur dépendance de la lumière, leur immatérialité.
Etant donné que nous adhérons à l’idée que
la réalité dite extérieure est une projection, opter
pour l’image projetée comme notre médium principal, c’est
en fait un choix philosophique. D’ailleurs tous les nouveaux moyens qu’on
utilise actuellement dans les arts à médiation technologique,
nous obligent à nous poser des questions sur la nature du “réel”.
M. VD.: A propos
de ces nouveaux moyens. Alors que les femmes ont été marginales
dans la création artistique - des tas de circonstances l’expliquent
- on a l’impression depuis plusieurs années qu’elles s’en emparent
d’une façon très vivace, très tonique. Est-ce parce
qu’ils correspondent plus à leur tempérament pulsionnel?
K. T.: Je pense
qu’il y a un facteur socio-politique qui est que l’apparition de ces nouveaux
moyens est contemporain de la grande poussée du mouvement des femmes.
Cela se passe après 68, dans les années 70 et ce n’est pas
un hasard si au moment où une nouvelle conscience, une nouvelle
dynamique s’est manifestée chez les femmes, marquée fortement
par la quête de “langages”, que l’on a dû s’emparer de moyens
qui étaient naissants à ce moment là, qui n’avaient
pas d’histoire derrière eux, pas de langage constitué. C’était
comme une équation naturelle. C’était dans l’air. Même
si la communication entre le mouvement des femmes et la recherche artistique
n’a pas toujours été évidente.
M. VD.: Par rapport
à la nature du Rêve d’Electra. Est-ce que c’est un
regard vers le passé ou vers l’avenir?
M. K.: C’est
un regard cyclique. Le renvoi miroirique entre le passé et l’avenir
est constant.
K.T.: Ta question
me fait penser à cette phrase de Borges: “Le présent est
indéfini... l’avenir n’a pas de réalité autre que
celle d’un espoir présent... le passé n’a pas de réalité
autre que celle d’un souvenir présent...”
M. VD.: Ce n’est
pas la première fois que vous mettez en situation un personnage
endormi...
K. T.: Il y a
eu l’Hermaphrodite endormi/e à La Biennale de Paris. Là
aussi un corps endormi rayonnait tout un environnement d’images. Le sommeil
c’est le lieu du rêve. C’est le théâtre des transformations.
Dans une autre de nos œuvres, Orlando, d’après Virginia Woolf,
le héro change de sexe au cours de son sommeil. Tous les possibles
sont réalisables dans le rêve puisque l’opacité physique
du monde de l’éveil ne fait plus obstacle. La loi de la causalité
ne fonctionne pas, aucune des lois de la physique Newtonienne n’y fonctionne,
le temps peut devenir un réseau de temps divergents, convergents
et parallèles comme dans ce jardin de Borges ou dans cette interprétation
de la mécanique quantique par Everett et Wheeler qui postulent l’existence
de plusieurs mondes parallèles. En fin de compte, le rêve
c’est ce qui met en échec le pouvoir absolu que notre culture confère
au monde dit extérieur ou réel, qui n’est, semble-t-il, qu’une
construction, parmi d’autres, de la conscience. C’est ce que les orientaux,
les aborigènes et les amérindiens disent depuis toujours,
mais la pensée occidentale dominante a dû attendre les preuves
de la nouvelle physique pour commencer à considérer cette
éventualité.
M. K.: Le sommeil
met en jeu une double, ou une multiple, existence. Pendant que le corps
se repose, nous voyageons, nous traversons le temps et l’espace, nous traversons
notre propre histoire dans toutes les directions, à rebours ou en
la devançant. Le sommeil c’est l’état charismatique qui nous
ouvre à notre propre transparence et à la transparence du
monde.
Paris, 1987 |