Klonaris/Thomadaki
Un cinéma élargi
De quelques procédés d’éclatement de la projection

Fermez les yeux, projetez un film sur vos paupières
 
Le besoin de transgresser les limites formelles d’un art naît chez nous de la considération qu’une conscience socio-culturelle de rupture ne peut que s’investir dans des actes créateurs de rupture. L’idéologie dominante génère des formes qui garantissent le contrôle de l’expression. Les définitions formelles qui régissent les arts et qui leur attribuent tel ou tel support agissent en tant que facteurs de normalisation: elles effacent les innombrables possibilités de différence dans l’expression. On ne peut se dégager de l’idéologie sans se dégager de ses avatars formels. On ne peut dégager le cinéma de son aspect normalisateur sans faire éclater sa forme.

Etant venues au cinéma avec un passé théâtral et un engagement dans les arts plastiques, notre approche de celui-ci prend en considération des courants théoriques ayant trait au cinéma, au théâtre, aux arts plastiques ainsi qu’à certaines sciences humaines comme la psychanalyse, la sociologie, la philosophie. Mais par rapport à ces théories nous nous situons aussi dans une distance critique. Nous explorons nos décalages vis à vis de positions rendues caduques par la nouvelle conscience des femmes, ce noyau mouvant ayant besoin d’être sans cesse réinventé, amplifié, aiguisé.

De la représentation théâtrale nous avons gardé le besoin de la présence, de l’engagement corporel, de l’exposition physique de la personne, le goût du tactile et de l’immédiateté de la communication, l’inscription de l’événement dans un espace tridimensionnel, les aléas et les risques du vivant.

Des arts plastiques, la préoccupation pour la structuration de la couleur, des volumes, des lumières, des textures - le primat du visuel. Aussi, le principe de l’ “action” et sa double articulation d’événement agi et enregistré.

Au cinéma nous avons été attirées par le potentiel intensifié de l’image, le rapport privilégié entre image mentale et image filmique, les techniques qui élargissent la perception visuelle, la possibilité d’enregistrement durable de l’événement. Mais, à l’opposé du cinéma industriel, notre cinéma est un cinéma corporel:
- depuis la conception du film jusqu’à la projection nous nous engageons physiquement dans le processus et le dispositif cinématographique.
- l’image de nos corps est inscrite sur la pellicule. L’image de nos corps est présente dans l’espace de la projection.
- le geste du corps filmant est inscrit sur la pellicule autant que celui du corps filmé. Le geste du corps projetant est inscrit sur l’image projetée.
- nos images sont sous-tendues par la préoccupation de l’émergence d’un corps langage.
- nos projections sont habitées par la volonté de détruire l’aspect industriel standardisé, impersonnel de l’événement cinématographique par l’intégration du vivant, du présent, du tactile. Le film en tant qu’objet industriel consommable est subverti par l’acte de projection qui privilégie l’expérience, le vécu irremplaçable.

Ceci dit, un problème primordial de terminologie se pose. Le langage devra suivre les transformations déjà établies dans les actes. Nous adoptons les termes:
- “film projection” pour signifier l’œuvre qui se réalise en deux temps: sur pellicule et dans l’espace de projection
- “action” pour signifier l’intervention corporelle filmée ou ayant lieu dans l’espace de projection
- “actante” pour signifier le sujet de l’action.

Dans le texte qui suit nous nous concentrerons surtout sur un seul aspect de notre pratique: les procédés de transgression/éclatement de la projection cinématographique normative.
 

LE PROCESSUS CREATIF: IMAGE MENTALE > IMAGE FILMIQUE > PROJECTION

J’agis une image mentale avec mon propre corps = j’incarne une image mentale > ACTION

Cette incarnation est inscrite sur pellicule > FILM

L’image sur pellicule est projetée par moi-même devant le public > PROJECTION

Je projette littéralement, physiquement, mes projections / images mentales antérieurement agies par moi-même littéralement, physiquement. Il y a un effet de miroir.

Mes projections passent toujours par le regard de l’autre. Dans l’étape de l’action et du film par le regard de celle de nous deux qui filme l’autre. Dans l’étape de la projection par celui du public.

Il y a une ondulation constante de l’immatériel au matériel, une ambiguïté soutenue par chaque étape du procédé créatif. L’image mentale immatérielle est matérialisée par son acting out et par l’inscription de celui-ci sur pellicule. L’image filmique est dématérialisée par l’illusion lumineuse de la projection à laquelle est superposée la matérialité de nos corps agissant sur les appareils de projection.
 
 

 
PROCEDES D'ECLATEMENT DE LA PROJECTION CINEMATOGRAPHIQUE TRADITIONNELLE
 
  • L’intervention sur les appareils de projection

  • Dans Double Labyrinthe X Double Labyrinthe (version “élargie” de Double Labyrinthe) deux projecteurs sont utilisés simultanément projetant deux copies du même film. Au cours de la projection les projecteurs sont déplacés par nous-mêmes de façon à ce que les rapports spatiaux des images se modifient constamment suivant les changements de direction des faisceaux lumineux. Trois écrans sont employés sur lesquels les images circulent lentement dans plusieurs sens. Ces glissades créent des surimpressions. Marche arrière, arrêt sur image, changement de vitesses de projection (de 24im/sec à 4im/sec), modification de la focale, changement des dimensions de l’image, sont des effets de manipulation qui perturbent les relations spatio-temporelles des deux images ainsi que la linéarité standardisée du déroulement du film. Etant donné par ailleurs que les deux copies projetées contiennent la même suite d’images, il y a exploration de la notion de mémoire visuelle, d’écho, de double et de miroir. 

    Dans Soma les mouvements d’une broche de cristal tenue devant l’objectif du projecteur par l’une des cinéastes provoquent des éclatements respectifs des images du corps féminin inscrites sur la pellicule. Ces mouvements suivent le battement cardiaque qui constitue la bande-son de ce film/projection.

    Dans Arteria Magna in dolore laterali la manipulation constante de la bague de la mise au point pendant la projection du film, où K.T. réactualise par un acting out un souvenir douloureux, crée des constants passages du flou au net qui évoquent l’effacement et la réapparition de l’événement dans la mémoire. Une dynamique affective est ainsi établie entre K.T. actante filmée et K.T. manipulatrice du projecteur, c’est à dire entre le souvenir agi et re-vécu et le souvenir regardé et donné à voir.

    Des filtres colorés sont parfois placés devant l’objectif du projecteur (filtre rose dans L’Enfant qui a pissé des paillettes), afin de souligner les dominantes chromatiques signifiantes qui apparaissent dans tous nos films/projections et qui sont souvent déterminées dès la prise de vues (rouge pour la totalité de Soma conçu en monochromie, bleu pour la première partie de Arteria Magna in dolore laterali, ...).
     

  • Transgression de la forme rectangulaire de l’écran

  • Dans Soma la broche de cristal manipulée devant l’objectif du projecteur de diapositives fait éclater l’image en brisant les lignes droites qui délimitent le rectangle de la projection - norme rationnelle à laquelle toute image projetée doit se conformer. Cette explosion répétée de chaque diapositive est juxtaposée au rectangle non perturbé produit par le faisceau lumineux du projecteur de film qui projette des images sur la même surface.
     
  • Spatialisation de la projection

  • Dans Arteria Magna in dolore laterali plusieurs surfaces de projection sont utilisées. La disposition en demi-cercle de ces surfaces brise le rapport spatial habituel strictement frontal entre public et image projetée.

    La symétrie du dispositif de projection reprend celle de la structure de l’œuvre: l’espace de gauche est occupé par la première partie - images agies par M. K. et captées par K. T., l’espace de droite est réservé à la deuxième partie - images agies par K. T. et captées par M. K. Une surface décalée à droite est destinée à la dernière partie qui est de tout autre caractère que les deux précédentes: - images / documents extraites de journaux et coupures de presse collées sur l’écran illuminé par le faisceau d’un projecteur.

    Nous circulons dans l’espace pour activer les différentes zones de projection. Le public nous suit en se déplaçant.
     
     


     
  • L’Intervention du son en direct

  • Dans L’Enfant qui a pissé des paillettes les textes sont lus par nous-mêmes en direct par micro. Il y a un refus d’enregistrement de la voix. Si les images sont hautement déterminées, définitivement inscrites sur le support matériel qu’est la pellicule, la voix est l’irruption du souffle, du corps, du vécu présent. C’est l’imprévu qui échappe au prédéterminé, ce qui par excellence confère à l’événement de projection le statut de vivant.
     
  • Action filmée et action in vivo

  • A deux reprises dans Ouverture et dans Arteria Magna in dolore laterali nous avons opéré un miroitement entre action filmée et action in vivo.

    Dans Ouverture (qui a précédé la projection de Double Labyrinthe X Double Labyrinthe) nous nous sommes mises dans l’espace de projection et nous avons utilisé des éléments qui figurent dans Double Labyrinthe: de la laine rouge, des ciseaux, de la fumée. Les interventions réalisées par rapport à ces objets étaient en même temps projetées en tant qu’ombres sur un écran par le faisceau lumineux blanc d’un projecteur sans film.

    Dans Arteria Magna in dolore laterali deux actions in vivo sont intégrées à la projection. La première a lieu au tout début de l’événement, avant que la projection commence: M. K. est assise au centre de l’espace vêtue de noir, liée avec de la laine blanche et portant des lunettes opaques blanches, des assourdisseurs et des gants - accessoires qui reviennent obsessionnellement dans les images projetées par la suite. Après l’entrée du public, K. T. intervient et coupe avec une paire des ciseaux les fils de laine blanche. La deuxième action a lieu pendant le déroulement de la dernière partie. Elle est de caractère dissemblable à la première en ce sens qu’il s’agit là d’une activité fonctionnelle plutôt que signifiante: K. T. colle des coupures de presse sur l’écran éclairé par le faisceau d’un projecteur. Le contenu de ces coupures se réfère aux mutilations sexuelles subies par les femmes africaines. Des détails en gros plan de ces deux actions sont retransmis en direct sur un moniteur vidéo.
     

  • Dialectique entre images fixes et images mobiles

  • Deux types d’images sont présents dans la plupart de nos films/projections: des diapositives et du film.

    L’immobilité de la diapositive installe une temporalité figée, l’instant pris au piège de la durée. La succession de diapositives est un “déroulement” temporel primitif, allusion à la somme d’immobilités qui constitue le mouvement filmique, chaque diapositive figurant comme un photogramme géant, dilaté temporellement. Il y a renvoi au procédé de filmage image par image mais la vitesse frénétique que génère celui-ci est ici remplacée par une lenteur extrême. L’effet temporel de cette succession d’images fixes est accentué dans L’Enfant qui a pissé des paillettes par un métronome dont la cadence va du largo à l’adagio et qui est directement transmis par micro. Dans Arteria Magna in dolore laterali la fixité des vues est soulignée par leur succession excessivement lente et par le silence.

    La fixité de la diapositive est constamment contrastée avec la mobilité du film. Dans Soma film et diapositives sont projetés simultanément. Dans L’Enfant qui a pissé des paillettes les séquences en diapositives succèdent aux séquences filmiques.

    Mais l’immobilité de la diapositive peut aussi être annulée par un procédé comme l’utilisation d’un cristal devant l’objectif du projecteur (Soma). Le mouvement de la main substitue alors l’irruption pulsionnelle à la vue figée.

    Inversement, l’illusion du mouvement créée par le film est démontée et démontrée par le procédé de projection de photogrammes figés que nous avons introduit dans Unheimlich I: Dialogue secret, restituant l’immobilité constituante du film. Ce procédé réapparaît dans Unheimlich II: Astarti ainsi que dans Arteria Magna in dolore laterali.

    Tous les procédés de transgression des normes de la projection dont il a été question ici sont utilisés de manière signifiante. Ils sont conçus en fonction de l’énoncé de chaque œuvre. Et c’est justement à travers ces énoncés que la tentative de renforcer le concept par le potentiel technique du medium cinéma enrichi par d’autres supports, rejoint celle de faire éclater la rigidité du medium en tant que rigidité idéologique.
     
    M.K. - K. T., 1979
    (CinémAction No. 10-11, Cinémas d'avant-garde, printemps-été, 1979)

     
    Shanghai dreaming
    Toutes les photos sont réalisées par Klonaris/Thomadaki sauf mention contraire
    Photo 1: Fermez les yeux, projetez un film sur vos paupières
    Photos 2 & 3: Unheimlich III:Les Mères
    Photo 4: Unheimlich I:Dialogue secret
    Photos 5 & 6 & 7: Unheimlich III:Les Mères
    Photo 8: L’Enfant qui a pissé des paillettes
    Photo 9: Shangaï dreaming (atelier Klonaris/Thomadaki)

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