Klonaris/Thomadaki

Désastres sublimes
Le nombril de la machine

Edmond Couchot


Désastres sublimes. Les Jumeaux, détail
 

Sous le titre de Désastres sublimes. Les Jumeaux [1], Maria Klonaris et Katerina Thomadaki présentent un double dispositif. Le premier est constitué d’une série de photographies - une sorte de film - travaillées à l’ordinateur, le second d’agrandissements photographiques combinés à des miroirs prenant la forme de diptyques ou de triptyques. L’ensemble est ainsi agencé que le regardeur, conduit par le "film", arrive sans rupture à la salle des miroirs où il se fait alors capturer par son propre reflet, multiplié et projeté parmi les images agrandies.

A l’origine de la photographie, qui est elle-même à l’origine des déclinaisons successives: un objet, une statue de cire du XIXe siècle figurant des jumeaux, les frères Tocci, bien connus des spécialistes en tératologie, qui ont la particularité de voir se réunir, à partir du nombril, sur le même tronc et la même paire de jambes, leurs deux poitrines, paires de bras et têtes. Le travail a consisté, pour les auteurs, à décliner la photo originale en une série de planches magnifiques où l’image des jumeaux est associée, grâce à de subtils incrustations et découpages, à celle de divers organismes marins aux formes cristallines extraites des dessins du zoologiste allemand Ernst Haeckel. L’ensemble est d’une richesse plastique remarquable, tant par les coloris que par l’intrication des formes.

Certes, ces images nous touchent directement et violamment par ce qu’elles évoquent. Les thèmes du double, des jumeaux, des monstres, des prodiges, du métissage entre espèces vivantes (homme/animal/végétal), ont sur chacun de nous une résonance symbolique infinie. D’autres commentateurs en ont fort bien parlé [2]. Mais je me tiendrai plutôt à la curieuse figure du monstre. Une figure en Y où le nombril occupe une position clé quand on parcourt du regard le corps des jumeaux. De haut en bas, les branches de l’Y se rejoignent en un tronc commun. Le graphe est celui de la fusion: deux en un. On s’achemine vers la normalité. De bas en haut, le pied de la lettre se divise et donne naissance à deux demi-corps complets et individués. Le graphe est celui de la bifurcation: un en deux. On bifurque dans l’anormalité.

Cet Y me fait penser, par analogie, à la seconde figure des sept catastrophes de René Thom, la "fronce". On a beaucoup parlé de la première, le "pli". La morphologie mathématique du pli est associée au commencement ou à la fin d’un être, d’une chose, d’une opération. Son graphe est une demi droite, ligne naissant brusquement et se prolongeant à l’infini ou arrivant de l’infini et cessant d’être tout à coup. Celle de la fronce est associée à l’idée, ou à l’action, de réunir ou de séparer, selon la direction que prend la flèche du temps. Son graphe est un Y. Selon que mon regard s’abaisse ou s’élève, je vois le deux devenir un ou le un se dédoubler. Mais chaque allée et venue passe par le point obligé du nombril - point de catastrophe où s’organise l’oscillation, où le pluriel et le singulier, l’anormal et le normal s’engendrent réciproquement, se mêlent et coexistent. Ainsi, la figure - l’être-figure, en quelque sorte le graphe, et non l’être originaire monstrueux - qui passionne Maria et Katerina est celui de tous les croisements, compossibles ou incompossibles: une figure de l’hybridation.

Ce n’est pas par hasard que l’on retrouve cette figure dans la technique des auteurs qu’il faut nécessairement évoquer pour ne pas laisser échapper le sens profond de ce cycle d’œuvres. Katerina et Maria utilisent un ordinateur pour travailler leurs images. Elles numérisent d’abord la photo originaire - transformation qui l’arrache à son statut plastique de photographie - pour la projeter dans le virtuel. C’est-à-dire dans un état permettant une très grande variété de manipulations que n’auraient pas autorisée les techniques traditionnelles. Manipulation est, d’ailleurs, le mot qui convient. Car les auteurs travaillent à la main, une main prolongée par une "souris", en agissant au niveau le plus élémentaire de l’image numérisée, le pixel. Leurs gestes s’apparentent à ceux d’une brodeuse piquant et repiquant inlassablement leur aiguille dans la trame d’une étoffe, les yeux très proches de l’image.

L’opération nécessite d’agrandir considérablement non seulement celle-ci mais aussi les pixels qui la composent. Ce qui permet à Maria et Katerina de maîtriser le point (le coup d’aiguille) avec une précision absolue mais leur fait perdre la vue d’ensemble. Les brodeuses sont alors obligées d’aller et venir entre le proche et le lointain, la vision haptique des brodeuses et la vision synoptique des peintres. Ce mouvement d’allée et venue, que pratiquent tous les peintres, atteint dans cette situation son paroxysme. Mais reporté à l’échelle normale de l’image, le travail devient invisible; nulle trace de collage ou d’incrustation ne peut être décelée.

Dans la relation des deux artistes à l’image, le pixel occupe la place du nombril. C’est autour de ce point de catastrophe que leur regard balance. Quand leurs yeux s’approchent de l’image, celle-ci se brise en ses éléments premiers, monstrueusement agrandis; quand ils s’en éloignent, l’image se reconstitue en un tout unifié. Mais c’est aussi par ce nombril qu’elles pénètrent dans la machine et qu’elles font corps avec l’ordinateur. Si leurs images appartiennent à une nouvelle espèce, totalement hybrides, Maria et Katerina appartiennent, elles aussi, à une nouvelle espèce d’artistes. Des hybrides, mi-brodeuses mi-machines. Désastreuses et sublimes.
Edmond Couchot
Cahiers de la Médiologie, éditions Gallimard, automne 2000
 


Notes
[1] Exposition à la Galerie J. & J. Donguy, Paris, du 8 mars au 8 avril 2000.
[2] Cf.ouvrage/catalogue Klonaris/Thomadaki: Désastres sublimes. Photos numériques, Paris, éditions A.S.T.A.R.T.I., 2000. Textes de Gilbert Lascault, Christian Gattinoni, Anguéliki Garidis, Maria Klonaris/Katerina Thomadaki et un entretien des artistes avec Jacques Donguy.
Toutes les photos sont réalisées par Klonaris/Thomadaki sauf mention contraire
Photo: Désastres sublimes, détail

Cycles d'œuvres
Photographies
Les Jumeaux
communiqué Désastres sublimes
catalogue Désastres sublimes
page d'entrée
textes
texte de Christian Gattinoni
texte d'Eurydice Trichon-Milsani
entretien avec Jacques Donguy

Photos: copyright Maria Klonaris/Katerina Thomadaki. 
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