Klonaris/Thomadaki
Night Show for Angel
PARCOURS NOCTURNE A TRAVERS L'INSTALLATION MULTI-MEDIA
DE MARIA KLONARIS & KATERINA THOMADAKI

Cécile Chich


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L’art de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki associe une réflexion sur les technologies de l’image et une exploration de l’imaginaire dans ses aspects les plus “enfouis”, les plus “archaïques”. Ces deux artistes d’origine grecque travaillent, depuis leur arrivée à Paris en 1975, à la rencontre des racines mythologiques et mystiques du monde Méditerranéen et des multiples apports techniques, intellectuels, artistiques et politiques (tels le féminisme) de l’Europe occidentale.

Que ce soit par le film, la photographie, la vidéo, la performance, l’installation, la bande sonore ou la palette graphique, leur œuvre réactive des mythes, fait ressurgir des archétypes en leur donnant une interprétation nouvelle. Corrélativement, ces figures, travaillées comme d’intenses puissances d’évocation imaginaire, agissent comme éléments perturbateurs des outils, langages et certitudes de nos modes de pensée. Plus qu’un mixage de cultures, c’est plutôt une véritable réflexion philosophique qui est en jeu dans cette hybridation, et celle-ci touche profondément à l’inconscient de l’identité contemporaine.

Au mois de mai 1992, Maria Klonaris et Katerina Thomadaki présentaient une installation à Londres, qui était à la fois un de leurs plus grands projets et leur première manifestation de ce type en Angleterre. Située dans l’ancienne piscine de Hornsey Road, Night Show for Angel [1] était une serie de huit environnements multi-media qui demandait au visiteur de s’engager dans une longue promenade à travers le bâtiment.

Ce fut une expérience d’une qualité rare. Pas seulement parce que l’œuvre était riche de bonheurs visuels et sonores, mais parce qu’elle permettait de vivre une autre dimension, un voyage de l’ordre d’une épopée ou d’un rite initiatique requérant seulement une grande disponibilité à l’expérience poétique.

Il est difficile de rendre compte de cette installation autrement que par une description détaillée de la promenade. D’une part, parce que la structure même de cette création, conçue comme un parcours et une chaine de correspondances, l’exige, et parce que les détails y sont multiples et savamment étudiés. D’autre part, il faut pouvoir faire part de cette absorption du monde réel par un monde imaginaire, de l’expérience d’un dialogue intérieur avec les images, les objets et les sons, qui se faisaient, dans la conscience, “germes d’un monde”, “origines absolues" [2] d’une rêverie. Night Show for Angel montrait que l’experience esthétique relève d’une part inaliénable de nous-mêmes. Cela, on le savait en reconnaissant notre propre jouissance, un état d’enchantement s’originant dans une certaine naïveté première.

Maria Klonaris et Katerina Thomadaki explorent, précisément, la dialectique du Soi et de l’alterité; l’Autre, bien souvent, est chez elles la part secrète qui résiste, contredit, subvertit l’identité (re-)connue de l’être - part qui d’abord relève du corps, élément premier dans l’expérience et la connaissance. Instigatrices d’un théâtre corporel d’avant-garde à Athènes au début des années 70, puis héritières de l’Art Corporel tel qu’il fut éminemment marquant à Paris à la même époque, initiatrices de l’important mouvement de cinéma expérimental en France (environ entre 1976 et 1985) connu sous le nom de “cinéma corporel” (terme qu’elles ont inventé et défini dans un manifeste de 1978), elles ont toujours considéré le corps comme base de leur travail créatif [3]. Leur art pourrait donc se définir comme l’expression d’un “non-moi mien” corporel et psychique, un univers du Soi, symbolique et mystérieux, dont il faudrait trouver les clefs, sans qu’on ne parvienne toutefois jamais totalement à le déchiffrer: l’Autre présente toujours une part d’inaccessible.

Ce travail révèle ainsi clairement une conception de l’art comme lieu où s’énonce l’inaliénable du sujet, “l’insaisissable” disent-elles. Il est certain, par ailleurs, que cette thématique s’ancre profondément dans une situation de création à double auteur, où chacune des deux femmes se trouve dans une constante position de relation au miroir.

Night Show for Angel donnait l’impression d’une traversée mythique dans le territoire de l’Autre. Il est nécessaire de prendre en compte la chronologie du parcours pour ne pas trahir ce qu’il y avait d’irréductible dans cette installation et qui, notamment, conférait à cet ange-là une toute puissance (poétique et érotique) l’inscrivant radicalement en dehors des modes actuelles sur l’angélisme, et situait l’œuvre hors des codifications communes du champ de l’art.

Conçu comme une promenade sensible et subjective dans l’installation, le texte qui suit ne prétend donc pas être autre chose que le récit d’une série de découvertes, apparaissant alors à l’esprit comme aussi mystérieuses et fabuleuses que les trésors que l’on rencontre dans les cavernes, les labyrinthes et les rêves - Au risque de se brûler elle-même, l’expérience esthétique peut se faire conte...

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Tout d’abord, c’est un espace sombre. Dans l’entrée de ce qui fut jadis des bains publics, sur les murs latéraux, des cieux étoilés (projections de diapositives), comme vus à travers un immense télescope, ou tels que les verrait un voyageur céleste familier des profondeurs nocturnes.

“This is a personal statement / Blindfolded /
This is a personal statement about you / About your body / ...”

Une voix répète en boucle ces paroles initiatrices; au loin, on perçoit les vibrations graves d’un synthétiseur. Au milieu des cieux, des colonnes vidéo diffusent la même image sur trois écrans: le visage de Katerina, en teinte bleue; dans un écran-rectangle qui masque ses yeux passent des lumières, des feux, des ombres.

“You have become the composite series of an infinite erotic fiction/
Blindfolded / A magic image / Hermaphrodite / Angel /...”

Mais dès qu’on entre, on est d’emblee étonné par le puissant impact de deux grandes photographies en noir et blanc: l’Ange, figure majestueuse, nous accueille doublement; en positif; en négatif. Ses yeux sont couverts d’un petit néon de lumière noire.

“Blindfolded / You are the celebration of a myth /
You, the erotic mutant,
A peculiar off-spring of a sexual and artistic avant-garde /
This is a personal statement about you”. [4]

Face à nous, le guichet qui reçoit le visiteur, une petite pièce à la façade de vitres et de bois vernis. Derrière chacune des fenêtres latérales, comme des reines immobiles, deux grandes chouettes blanches illuminées de pourpre nous fixent de leur regard d’or sévère et étrange. Elles sont les gardiennes de cette chambre nocturne où l’on peut lire, sur le mur noir du fond, Remember en lettres phosphorescentes. A l’intérieur, des bocaux de verre et des alambics sont disposés sur des étagères. De magnifiques robes de satin et de dentelle, sont suspendues à une tringle au fond de la chambre. A leur droite, à moitié dans l’ombre, se tient un jeune garcon nu. Sa tête est tournée de côté, vers la porte. Quand on entre, on est surpris par le bleu lumineux de ses yeux, ses beaux cheveux bruns, son petit corps d’enfant à la peau satinée teintée de lumière bleue. Debout sur le sol, les jambes croisées, il se tient dans un équilibre précaire. Ses mains en croix au niveau de son sexe tiennent une large plume blanche qui retombe légèrement. Bien qu’il semble infiniment fragile (ou peut-être à cause de cela), il paraît intouchable; d’abord parce qu’il faut bien se rendre compte qu’il ne bougera pas de son doux déséquilibre puisque c’est un mannequin; mais aussi parce que son regard est comme inabordable: il observe ailleurs, vers le ciel sombre, ou vers quelques rêves intérieurs. Enfin parce qu’il semble le protégé d’un grand hibou-aigle brun aux ailes déployées, qui, derrière lui, perce l’obscurité d’un regard flamboyant. Ce hibou à l’air terrible serait-il le double de ce garçon à l’air d’ange, sa part sauvage, indomptable, l’obscure puissance de sa rêverie prête à s’envoler à tout instant vers le ciel nocturne dans un grand coup d’ailes immenses?

L’Ange de Maria Klonaris & Katerina Thomadaki n’appartient pas au domaine du soleil - en tous cas pas à celui auquel on a l’habitude de penser et de placer les anges. Quand le soleil est là, c’est en éclipse avec la lune, soleil noir, et il fait partie, comme les autres étoiles, de la grande nuit de l’univers. Voyez ces grands portraits photographiques de l’Ange: un corps hermaphrodite (au départ, un document clinique du début du siècle) de morphologie masculine avec un sexe feminin, s’offrant superbement au regard, malgré ses yeux bandés par quelque pudeur (ou frayeur) du pouvoir médical; en surimpression avec la Voie Lactée, des galaxies, des nébuleuses, ou des trous noirs de l’Espace... Depuis qu’elles travaillent sur le thème de l’Ange, M.K. & K.T. l’ont fait “Corps des étoiles” [5], figure d’un domaine nocturne, en toute continuité avec leurs précédents cycles d’œuvres sur les archétypes du feminin et de l’androgynat. A chaque fois que l’on visite leurs films, et plus encore leurs installations, c’est à une certaine nuit que l’on est invité; une nuit dont la puissance demande un dépouillement, un certain abandon de soi, un peu comme lorsqu’on va se coucher pour retrouver un autre monde derrière les yeux clos. Et la nuit qui nous est offerte ici, avec ces infinis d’étoiles et ces échos de musiques, d’emblée est immense, inquiétante, et pourtant familière. Que les artistes aient choisi pour elle une piscine, lieu d’un rituel de nudité où le corps et l’esprit se voient délivrés de leur pesanteur habituelle, est aussi révélateur.

 
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L’eau est là, jusqu’au milieu du bassin, au fond. Si les premières salles appelaient à l’idée du vol, de l’envol, du ciel, de l’air, la gigantesque salle de piscine laisse à la peau la sensation fraiche de l’eau présente. Dans un jeu de contraire, trois feux sont allumés dans de grands bols métalliques à l’avant-plan.

Dans cette grande fosse rectangulaire, près de nous qui l’observons en perspective, se tiennent, assises de chaque coté de trois grandes photographies en noir et blanc de l’Ange, disposées entre les lignes noires sur le carreau blanc, deux panthères tachetées. Derrière, au centre, juste à la limite de l’eau, un tigre debout. Tous trois nous font face, la gueule ouverte en menace redoutable. Leurs ombres se projètent sur les parois et l’on peut voir leurs reflets miroiter au sol. Sauvageries gardiennes du site, ils se tiennent là, souples et forts, comme tenus tranquilles par quelque puissance étrange mais prêts à bondir à toute intrusion irrespectueuse; impitoyables et magnifiques, ils marquent la limite, désignent l’infranchissable.

Deux colonnes composées de trois moniteurs vidéo, de chaque coté du bassin, dessinent elles aussi cette architecture de l’Ici-et-l’Ailleurs. Leurs images jouent somptueusement, en noir et blanc, des apparitions de l’Ange et de ses multiples textures.

Au-delà, sur trois immenses écrans suspendus en tryptique tout au fond de la salle, sont projetées les diapositives qui se reflètent dans l’eau, miroir sombre. Au rythme d’une musique électronique cyclique et grave, obsédante [6], l’Ange apparaît, disparaît, se dissoud, se dédouble, éclate. Irradiant de bleu intense, de jaune, de magenta, de cyan, d’étoiles, d’étoffes, de feux, il exige de nous une fierté similaire.

On a un temps d’arrêt et un mouvement de recul en pénétrant dans cet espace sacralisé. Impact frontal d’une figure mystérieuse au-delà d’un vide reservé. Ici ne peuvent avoir cours nos habitudes communes de spectateur. D’ailleurs, on ne regarde pas, ou pas seulement: le corps entier est en jeu. On comprend qu’il faut être nu, aussi innocemment nu que le jeune garçon dans sa chambre, et se faire promeneur d’un labyrinthe qui ne nous est pas complètement étranger. L’Ange, au loin, se fait porteur d’un monde occulté depuis longtemps par les cultures trop ouraniennes: le régime nocturne de l’imaginaire [7].

On pourra se souvenir alors de Knossos ou du temple d’Ishtar à Babylone; les félins assis là dans l’ombre, entre air, eau et feu, ne nous détromperont pas. Cette mise-en-scène visionnaire de puissances androgynes a quelque chose de cette force antique qu’aimait tant Artaud, celle d’une représentation qui plonge ses racines dans les rites immémoriaux de la Méditerrannée, célébrations de la chair et de sa transcendance unies par l’extase. Cette nuit humide qui nous enchante et nous inquiète est comme celle d’une “grotte d’émerveillement” [8] où le corps parcourt le temps à reculons. On l’apprivoise peu a peu sur le rythme répétitif de la musique, sur ses sons graves et doux, et l’on se laisse aller à une sorte d’envoûtement - comme s’il fallait s’engager dans un parcours initiatique; rite qui, nécessairement, fait retrouver l’androgynat primitif [9].

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On passe des couloirs sombres et des escaliers. Les plafonds ont des déchirures et des fragments de plâtre qui retombent en éclats rouges, bleus ou violacés. Des musiques, des voix, des vibrations sourdes ou aiguës se mêlent, se répercutent, se fondent, se découvrent; comme s’éloigne la mélodie en spirale du synthétiseur, les résonnances d’un air cadencé se font plus nettes; au loin, se perdent comme des perles qui roulent quelques fragments de texte poétique. Sur le mur latéral menant à la salle des vestiaires, de grandes lumières d’or fuyantes sur fond rouge semblent nous indiquer la route.

La salle des vestiaires, située en contre-bas, est nommée “Salle des transmutations”. L’atmosphère y est plutôt froide et humide. Comme dans un long couloir, une trentaine de cabines se succèdent en enfilade. Les colonnes portent de longs néons bleus ou jaunes. On marche tout le long, sur le rythme cyclique du lamento d’un violoncelle et du tempo sec d’une guitare électrique. Dans chacune des cellules, une ampoule bleue est suspendue devant une image de l’Ange et un petit cône de poudre jaune, bleue, blanche ou noire, comme une promesse d’alchimie, est disposé sur une étagère basse. L’Ange, dans la même pose hiératique, apparaît en multiples corps: baroque, Elle/Il se couvre de textures légères, de milliers d’étoiles; là, Elle/Il brûle, silhouette noire, dans des flammes blanches qui montent jusqu’à son sexe; puis silhouette blanche enflammée de feux noirs; ici, Elle/Il est couvert/e d’ailes immenses; là, c’est tout son visage qui enveloppe son corps; ailleurs, funèbre, c’est un masque de satin noir; plus loin, une irradiation solaire rend son ventre immatériel; dans certaines alcôves, à la place de l’image, un miroir.

Les Anciens regardaient les étoiles parfois comme des anges, parfois comme les âmes des humains venus ou à venir; corps astraux, ils étaient composés d’Ether, ce cinquième élément de la cosmologie grecque, plus léger, plus volatile que le feu. Dans la description de l’univers que fit un moine du Mont Athos au VIe siècle, les anges étaient responsables du mouvement des astres. Les Cherubins de la mystique judaïque sont décrits comme des esprits de feu gardiens du Jardin d’Eden. En d’autres temps, ils étaient les gardiens ignés du territoire de la Déesse Lunaire.

Ici, l’Ange, est toujours identique et en perpétuel état de métamorphose; de cellule en cellule, Elle/Il change de peau, de matière, et échappe même à la logique distinctive des éléments: corps céleste, lumineux, Elle/Il est avant tout corps, chair, muscles, physique terrestre au sexe improbable. Etre sublime des étoiles, Elle/Il appartient aussi, dans cette pièce surtout, au monde chtonien. Et si, dans les premières salles, Elle/Il nous ravissait comme tout désir d’envol, Elle/Il porte peu a peu une question inquiète à notre comprehension du corps sexué.

Que fait-Elle/Il là, enfermée dans ces murs froids? On n’ose entrer dans les cabines étroites où l’ampoule bleue semble interdire l’approche. Nulle force sauvage ne protège ici ce corps, il est plutôt mis à nu, vulnérable, et comme prisonnier d’un contrôle extérieur. Sur un mur de la pièce, il y a aussi une photographie noir & blanc, en trois morceaux séparés, de ce corps dans sa nudité première. A côté se trouve un chariot-lit d’hopital, sur lequel est posé un rouleau d’images de l’Ange deplié jusqu’au sol. A quel univers, clinique ou alchimique, appartient ce lit? Peut-être est-il le lieu de tous les corps possibles. Mais à marcher dans cet étrange souterrain, au milieu des échos qui se répercutent de toutes parts, on trouvera aussi le reflet de notre propre visage.

 
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En montant à l’étage supérieur, on est aveuglé, au détour de l’escalier, par les pulsations d’un stroboscope. A chaque flash, on peut voir, comme marchant sur le mur, un immense iguane; une projection diapositive de tourbillons roses le traverse. Les pièces d’une armure de fer sont accrochées à la grille d’un petit escalier; au-dessus, une robe suspendue renvoie en éclats d’argent la forte lumière blanche. On traverse cette obscurité vaguement illuminée de mauve peu certain de notre sens de l’équilibre troublé par les éclairs.

Une fois poussée la porte, on se trouve sur le balcon qui domine la piscine. De ce point élevé, on perçoit mieux la perspective du bassin et sa profondeur est largement amplifiée. Tout au fond, les grandes diapositives sont dedoublées par leur exact reflet: dans l’air, dans l’eau, l’Ange distille ses subtils jeux de couleurs; vert, jaune, rouge, bleu en douces émergences, amplissant soudainement tout le champ de la vision. Devant, les fauves et les feux font des taches d’or. La musique tourne et résonne étrangement dans ce vaste espace obscur.

On se situe juste derrière les projecteurs et les spots; un ordinateur assure la synchronisation et la rythmique parfaite des fondus enchaînés sur la bande sonore. Cette présence affirmée du dispositif technologique, Maria Klonaris & Katerina Thomadaki l’ont toujours integrée dans leur travail: si elles envisagent l’image dans son pouvoir inconscient, elles tiennent également à ce que s’opère une mise à distance de l’illusion. Ce vis-a-vis de l’image-icône, avec son potentiel de transcendance, et de son existence purement technique, ce n’est pas de l’Adoration de l’Image dont il nous parle, mais de la passion de l’image, création humaine et puissance poétique.

Dès lors, quel intense délice éprouve-t-on à voir cette “image magique”, cet irréel corps de désir, émerger au travers des textures de l’ordinateur et de la vidéo! Irradiant comme un écran cathodique, éclatant en une multitude de pixels infiniment grossis, l’Ange trouve son corps de lumière dans les appareils construits par l’esprit le plus rationnel et se fait messager d’un Au-Delà non prévu dans le système clos au langage binaire. Et, dans le même mouvement, les abolit pour l’alchimique transformation de l’électron en étoile...

Dans cette réunion des infinis, cette osmose incroyable des cieux et du souterrain au travers de ce paradoxe qu’est le corps de l’Ange, Maria Klonaris & Katerina Thomadaki trouvent un des points culminants de leur art. Cinéastes du corps, elles travaillent depuis longtemps, progressivement, à l’avènement d’une image nocturne idéale - à cette idée-même de l’image (ikon en grec, rappelons-le), tout simplement, qui trouve sa genèse dans la magie et le sacré. Leur création technologique, dans cette piscine obscurcie, a pour écho le geste de création primitif: celui-là même qui inventa l’espace de l’Autre, derrière une limite infranchissable, au fond d’une caverne. C’est là qu’est la place première de l’image, c’est là qu’elle apparaît: au fond de la chambre noire - la chambre noire de la mémoire, bien entendu.

L’Ange est le médiateur qui ouvre la porte.

Elle/Il est le mystère essentiel de l’image.

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Dans la salle qui s’ouvre derrière le balcon, au fond, contre le cadre noir de la fenêtre centrale, est suspendue une très grande photographie, très blanche, de l’Ange. D’immenses ailes grises portent ce corps; dans le buste, on devine au travers de voiles, en surimpression, sa présence dédoublée, plus grande: des lèvres au creux de l’épaule; en place du sexe, une absence. De part et d’autre de cette photographie, devant les deux autres fenêtres noires, d’immenses ailes blanches, illuminées de turquoise. Devant l’image, au sol, dans un cercle de terre, se tient un paon; flamboyant de vert émeraude et de bleu océan, magnifique, les plumes de sa queue toutes déployées font une ombre elliptique et légère sur le mur. Au centre de la pièce se trouve un grand triangle d’étoiles, projection d’une diapositive. L’Ange, aérien, semble flotter dans cet espace aux lumières douces, au-dessus de ce triangle qui troue le sol. Dans l’encadrure de la porte du mur de droite, une image rétro-projetée de poudres de couleurs bleue, turquoise et jaune d’or, en très gros plan - poussières stellaires, souvenirs chtoniens... Des voix disent encore et encore la force première et libre du corps - au féminin -.

“... Elle ne devrait pas exister / Elle existe...”

Mais avant, on aura rencontré, se tenant à l’entrée, un être étrange.

Il se tient là, immobile. Les bras légèrement ouverts, les yeux bandés de noir, Elle nous accueille. Il porte une longue robe de satin blanc, avec des perles de nacre sur les poignets. Une armure de cuir noir couvre son buste. Son port est fier. Ses cheveux courts et bruns soulignent son visage un peu anguleux de garçon. Ses lèvres de porcelaine rose sont entr’ouvertes, comme se portant à la hauteur des nôtres. Derrière Elle, un mur inquiétant, blanc illuminé de bleu, avec de larges taches jaunâtres. A ses pieds, deux grandes ailes noires déployées, sur lesquelles est posé un gant de fer.

Quelle est cette figure baroque, frère et sœur à la fois du jeune garçon rêveur? Androgyne offrant à l’Ange son double sexe, Elle unit la puissance et la fragilité en une si indissociable osmose que celle-ci ne serait relever que d’une chimie mystérieuse. Peut-être est-ce l’Ange qui a combattu l’iguane au détour du labyrinthe. Mais maintenant, Il a laissé tomber ses grandes ailes noires. Le gant de fer dans sa main droite est prêt de glisser. Sereine, Elle s’offre, Elle est offerte, corps d’amour. Mais peut-Elle être saisie?

“... Elle échappe à toute forme et contient toutes les formes
Réalité sans figure, sans chiffre, sans nom encore
Elle ne peut être saisie que par l’amour
Elle ne peut être saisie que par l’amour...”

De son regard aveugle, Il observe, au-delà du triangle d’étoiles, un miroir, sur le mur du fond. Quand on se tient près d’Elle, on peut y voir le reflet d’une photographie en noir & blanc de deux fillettes, marquée en son centre d’un néon bleu vertical. Les deux sœurs sont dans leur prime enfance; la plus agée a des sandales aux pieds, la plus jeune mord le bout de son index; toutes deux portent l’ébauche d’un petit pénis dans leur triangle pubique.

“... Elle refuse de se faire traiter de cas clinique
Elle échappe depuis toujours à toute tentative de normalisation
Elle est entière
Elle refuse le traitement d’hormones
Elle ne veut rien faire pour ressembler
Elle ne ressemble pas
Elle est fière
Elle a 2000 ans
Elle vient de naître...”

Dans cette “Chambre des ailes” à l’atmosphère si troublante, l’Ange, l’Androgyne et les enfants hermaphrodites, présences intenses, se répondent derrière leurs masques. Leur dialogue, pour peu qu’on l’entende, donne la clef: “L’Ange, c’est l’Insaisissable de l’Autre”.

En se promenant dans ce champ triangulaire, on se sent des pieds d’argile et de courants de flammes douces comme de lointaines brûlures de désir: il y a un état de rêverie où le corps dans sa profondeur fait un avec l’infini et où l’image n’existe que comme élan amoureux. L’Ange a toujours été là: c’est ce qu’on sent quand s’éteint ici la colère qui fait s’élever contre les catégories sociales du sexe et que s’apaise l’impuissant malaise à être un corps sexué. Cette nébuleuse noire sous son ventre, ce triangle d’étoiles, ce sexe d’Ange, quel rêve impossible, nostalgique peut-être, d’une immense jouissance cela nous évoque-t-il?

La dernière pièce, petite enclave, c’est “La Chambre d’amour”. Sur trois écrans vidéo superposés, des mains caressent, en surimpression, le corps de l’Ange qui passe à la verticale. Cela fait un effet de cinématographie. Une robe blanche est suspendue sur la droite et trois rangées de treize bougies brûlent sur un candélabre noir sur la gauche. Au centre, une grande image de l’Ange, au corps irradiant des poussières d’une nébuleuse éclatée. Devant elle, au sol, un grand miroir carré, posé en losange. Y ont été déposées des roses roses et des roses d’argent et d’or. Une voix dit en anglais la Lettre d’amour inscrite sur l’image. L’infini nocturne y rejoint les profondeurs secrètes du corps:

“...L’horizon comme pendant un orage
L’horizon comme pendant l’amour.”
L’immensité de l’Intime.

 
Night Show for Angel, détail

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A ce point-là, il nous faut revenir sur nos pas. Détours, arrêts, retours... le chemin du retour est marqué de circonvolutions. Night Show for Angelest un théâtre de créatures flamboyantes et un théâtre d’ombres.Maria Klonaris & Katerina Thomadaki nous ont offert une traversée dans un univers nocturne comme au travers de forces à l’œuvre au creux de notre oubli quotidien. A notre corps et notre intelligence s’est revélé un feu qui toujours échappe, l’impression d’une force angélique.
 
Cécile Chich
Londres, septembre 1992
Version anglaise publiée dans Eonta, Volume 2, n°1, Londres 1993
 

Notes

[1] Cette installation a été conçue pour Edge’92 et a reçu le soutien du Arts Council of England.
[2] Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie.
[3] Leur "Manifeste pour un Cinéma corporel" a été publié dans la revue Jungle nr 5, “Subversion”, Paris, 1978.
[4] Les extraits en italiques sont tirés de la bande sonore de l’installation.
[5] L'Ange. Corps des étoiles est le titre d’une série de photographies n&b, 1986.
[6] Bande son composée par Spiros Faros.
[7] Cf. Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire (Introduction à l’archétypologie générale).
[8] Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos. Bachelard souligne l’ambiguité de la ‘cave d’émerveillement’: c’est aussi la ‘grotte de terreur’.
[9] Sur les rites d’initiation, voir G. Durand et Mircea Eliade, Méphistophélès et l’Androgyne.

Toutes les photos sont réalisées par Klonaris/Thomadaki sauf mention contraire

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Night Show for Angel

Photos: copyright Maria Klonaris/Katerina Thomadaki. 
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